Aucune parole ne pouvait être à la hauteur de l’événement et il aurait mieux valu, sans doute, s’en tenir au silence. Un silence collectif et solidaire. Un silence assourdissant pour enjoindre nos concitoyens de mettre un terme aux lieux communs et aux invectives sur les réseaux sociaux, aux commentaires bavards et filandreux des chaînes d’information en continu, aux pseudo-analyses et aux interprétations prématurées des journalistes pressés, aux récupérations honteuses de tous ceux et toutes celles qui, la veille, affichaient, jusque dans les salons de l’Assemblée nationale, leur mépris pour les professeurs et qui, tout à coup, se mirent à multiplier les déclarations d’amour à leur égard. Il aurait fallu de la dignité.
Il aurait aussi fallu penser à celles et ceux qui, aujourd’hui et demain, vont se retrouver devant des élèves, la tristesse au cœur et la colère au ventre, et qui vont devoir – parce que c’est là ce qui donne sens à leur métier – « faire l’École » pour pouvoir « faire la classe » : créer, envers et contre tout, cet espace-temps particulier où l’on s’efforce de s’approcher ensemble, le plus sereinement possible, de la précision, de la justesse et de la vérité. Il aurait fallu leur dire que l’on savait bien que c’était là l’essentiel, la chose la plus précieuse et la plus indispensable pour notre démocratie et notre avenir commun. Il aurait fallu reconnaître que l’on a toujours tort de réduire le travail des professeurs à un ensemble de services dont les parents seraient les clients. Et qu’au-delà de l’indispensable reconnaissance financière, les professeurs ont infiniment besoin d’une reconnaissance sociale et symbolique.
Certes, on a souligné, ici ou là, que, si le fanatisme islamiste s’en est pris, une fois de plus, à un professeur, c’est, de toute évidence, parce que ce dernier incarne tout ce qu’elle déteste et veut détruire : l’accès à une pensée exigeante et le refus de toute forme d’emprise, la lutte contre tous les slogans et toutes les théories du complot, l’effort pour ne jamais s’en tenir aux fausse évidences et la volonté de permettre à chacun et à chacune de « penser par lui-même » sans jamais renoncer à « construire du commun ». Prenons-en acte. Mais tirons-en aussi les conséquences : si le professeur incarne cela, c’est à cela qu’il doit être formé et de cela qu’il doit rendre compte, d’abord et avant tout. Voilà qui devrait, en toute logique, amener la société tout entière à s’interroger sur l’importance que nous donnons aux évaluations nationales et internationales, aux classements de toutes sortes… et à cet impensé collectif si prégnant selon lequel c’est la concurrence qui fait la qualité dans notre système scolaire.
Et puis, craignons qu’une fois l’émotion retombée, on oublie un peu vite que le métier de professeur, comme tous les métiers de l’humain – le travail social, la santé, l’animation, l’éducation spécialisée, l’aide aux personnes… mais aussi la police et la gendarmerie qui ne font pas exception ici – ne peuvent être soumis à l’absurde « obligation de résultat » à court terme. Ici, on ne fabrique pas des humains, on les accompagne. Cela nécessite du soin et du temps. Cela ne se réduit pas à du « reporting » et au remplissage de tableaux Excel. Cela est incompatible avec l’obéissance à des injonctions verticales qui se télescopent quand elles ne se contredisent pas. Craignons, plus que tout, la réduction du métier de professeur à une « machine à enseigner » chargée d’enrôler tant bien que mal des « machines à apprendre »… à remplir des QCM… et à se soumettre à des évaluations standardisées.
L’exemple de Dominique Bernard devrait désormais dissiper tout malentendu : enseigner est affaire de courage. Les professeurs sont « au front »… au front des inégalités sociales, de la montée de l’individualisme et des communautarismes, de l’emprise des publicitaires et des réseaux sociaux. On leur demande d’apprendre à leurs élèves à « lire, écrire, compter et respecter autrui »… quand la société, autour d’eux, totémise les images et cultive le slogan, quand les médias surenchérissent dans la démagogie et la vulgarité. Il leur faut pourtant reprendre tous les matins le chemin de l’école et témoigner sereinement du caractère fondateur de l’exercice de la raison. Il faut qu’en classe ils accueillent chacun et chacune avec sa singularité pour que toutes et tous partagent les mêmes savoirs. Dure tâche. Le président de la République a dit qu’il fallait « faire corps » autour d’eux. Espérons que l’injonction survivra et sera entendue au-delà du temps, indispensable, du deuil.
Philippe Meirieu
Vice-président des CEMEA